Indigénat

13 mai 2020

J+3

Hier soir, devant l’école de ma fille de CP.

On est deux ou trois à attendre que les enfants sortent.

Une maman dit à une autre :

—        Ils arrivent, je les ai aperçus un peu plus loin, sur le chemin.

—        Ils sont sortis ? Mais je croyais qu’ils n’avaient pas le droit !

—        En plus la maîtresse ne porte pas son masque…

—        Mince…

Je ne sais pas quoi penser.

Mais je suis un peu consterné par cette attitude toujours négative des parents qui attendent devant l’école. Rien ne va jamais. Toujours à critiquer.

Les enfants arrivent, la mine réjouie, grand sourire, avec des plantes dans les mains.

—        Alors maitresse, le masque ! dit la maman de tout à l’heure sur leur passage.

Je n’entends pas la réponse de la maîtresse, dommage.

Ma fille est ravie de son après-midi. Ils sont allés jouer à cache-cache dans les champs.

Cette maîtresse est vraiment chouette, pleine de vitalité, d’inventivité, d’imagination. Elle a mis en place un temps de méditation en début d’après-midi, pour que les enfants se posent après la cantine — un moment intense et bruyant — ou au retour de la maison. Les enfants ont une paire de chaussons en classe qu’ils peuvent mettre pour se sentir bien. Elle joue au foot ou à 1 2 3 soleil avec eux à la récré.

Vraiment chouette.

Alors j’ai du mal à entendre les parents râler…

—        Comment s’est passé ta dictée de mot outils ? je demande à ma fille, en Papa rabat-joie, qui ne pense qu’au travail.

—        Sur huit, j’en ai 6 faux, mais 2 de justes !

—        Bon, ben c’est pas grave, qu’est-ce que tu en penses ?

—        Ça ira mieux la prochaine fois !

—        C’est sûr que c’est vraiment pas grave, comme ça, maintenant, tu sais les écrire !

À l’hôpital, les masques sont toujours un problème.

Les surveillantes commandent la veille le nombre de masques pour le lendemain.

Et si la surveillante arrive en retard ?

Les soignants n’ont pas de masque.

Logique.

Pour les médecins, c’est la secrétaire qui gère le stock.

—        Je vais à la Commission machin-truc, est-ce que vous avez un masque ?

—        Non, ce n’est pas possible.

!!!!

On rembobine.

—        Je vais à la Commission truc-muche, tu sais où sont les masques ?

—        Oui, ils sont là.

—        Il y en a assez ?

—        Pas de problème.

Voici donc en live le modèle actuel où l’administration gère les affaires.

Toujours certaine d’être du bon côté, du côté de ceux qui savent et qui sont responsables, toujours méfiante et persuadée que les autres — ceux qui, eux en général, sont en contact avec les vrais gens et la vraie vie — ne savent rien, gaspillent, ne font attention à rien et réagissent bêtement.

Quelle misère.

Quelle rigidité cadavérique.

Quelle pauvreté intellectuelle.

Quelle bassesse comptable et terre-à-terre.

Quelle bêtise. Celle-là même qui nous a amenés à nous confiner. Et qui perdure. Qui résiste à tout. Pire que les cafards.

Qui pue la frustration et la vanité.

Encouragée par des personnalités perverses et malveillantes à tous les étages.

Bon, je me calme.

Ma fille était ravie de sa journée, d’avoir revu sa maîtresse, de s’être fait de nouvelles copines dans son petit groupe — ils n’étaient que 5 en CP hier ! D’avoir joué, rigolé, de s’être lavé les mains 13 fois — le nombre d’étoiles sur son passeport qu’elle porte fièrement autour du cou —, d’avoir lu des histoires, d’avoir compris pourquoi c’était important de se tenir éloignés les uns des autres.

—        La maîtresse nous a montré qu’il fallait qu’on soit à un pas des autres. On tend les bras et on tourne sur nous et il ne faut pas qu’on touche un autre enfant.

Fastoche.

Parfaitement au fait des gestes barrières, ma fille nous a même montré hier une vidéo Playmobil sur YouTube Kids qui explique ce qui se passe si que si on reste collés. Sans distance de sécurité, un Playmobil en contamine 3 autres (R=3) qui en contaminent 3 autres etc… ce qui donne 364 (de mémoire !) au bout de 25 jours. Si on reste à 1 m les uns des autres, un Playmobil n’en contamine qu’un autre (R=1) et il n’y a que 6 malades en 25 jours !

Par exemple, en Allemagne, R était à 0,7 en fin de période de confinement et est remonté à 9,9 ces derniers jours.

R=3
R=1

9h22.

Les sonneries de réveils se succèdent dans la chambre de ma fille de presque 17 ans.

Classe virtuelle d’Histoire à 9h30.

Je considère que c’est le moment de lui donner un coup de main.

Je me pointe, elle dort, se réveille, lutte, éteint sa sonnerie.

—        Coucou, tu as besoin d’aide ?

—        Mmmmm…

—        Tu as l’air contrariée ?

—        Passe-moi mon ordi.

—        S’il te plait mon Papa chéri.

—        Passe-moi mon ordi.

Je vais réveiller ma fille de CP. Pour qu’elle ne se couche pas trop tard ce soir. Elle m’a avoué hier qu’elle avait bâillé toute la matinée.

J’écoute ce qui se dit à la classe virtuelle d’Histoire.

—        Bonjour Camille, ça va ? Tu n’étais pas là lundi en Géogaphie. Bonjour Clara. Bonjour Guillaume. Est-ce qu’Héloïse est là ?

La prof d’Histoire est aussi la Prof principale.

—        On reprend sur la colonisation et sur la création d’un ministère de la Colonisation. Ce ministère à tous les droits sur les états coloniaux. Se développent alors se qu’on appelle l’indigénat.

Il s’agit d’une justice administrative qui s’applique aux seules personnes définies comme « indigènes ». Elle ne respecte pas les principes généraux du droit français, en particulier en autorisant des sanctions collectives, des déportations d’habitants et en sanctionnant des pratiques que la loi n’interdit pas, sans défense ni possibilité d’appel.

Elle s’appuie sur une élite mise en place par l’administration de manière arbitraire. Il ne s’agit pas d’une démocratie, le travail forcé y est possible.

Ce statut légal discriminatoire attribué aux populations autochtones est rapproché par certains auteurs de l’apartheid pratiqué en Afrique du Sud.

Je repense au Rwanda, où les Belges décrètent arbitrairement que les riches propriétaires seront des Tutsi et les agriculteurs subalternes seront des Hutus et instaurent en 1931 un passeport éthique. Ils mettent les Tutsi au pouvoir puis, devant les velléités d’indépendance des Tutsi, aident au renversement des Tutsi et instaurent un gouvernement Hutu. S’en suivent des années de terreur contre les Tusti qui fuient le pays à partir de 1959. C’est leur volonté de retour qui est à l’origine de la guerre civile à partir de 1990, avec leur bras armé le FPR qui affronte avec le Hutu Power. Dans ce contexte a lieu un génocide effroyable des Tutsi par les Hutus, génocide qui a lieu sous les yeux — certains parleront même de complicité — des casques bleus et qui ne cesse que lorsque le FPR entre dans le Rwanda et repousse le gouvernement hutu – dont on entend que la France à organisé l’exfiltration grâce à l’opération turquoise.

C’est un peu un autre sujet, mais il illustre bien sur la mise en place arbitraire d’une élite qui a tous les droits et sur l’autre partie de la population et toutes les rancœurs que cette organisation engendre.

—        Qui est Louis XIV ? demande la prof d’histoire.

Retour à la classe virtuelle.

—        Qui est le Louis XIV qui vient de se connecter ? Dites-moi ? Si vous vous cachez, je ne peux pas vous noter présent !

—        Le Roi-Soleil

—        OK. Ce qui, j’avoue, est assez amusant pour un cours d’histoire. Mais qui êtes-vous ?

—        Je ne peux pas parler, j’ai été guillautiné

—        Guill « o » tiné, avec un ‘o’. Et vous vous trompez de roi. Bon, moi je suis Blanche Neige et je vous déconnecte. Au revoir.

L’épisode dure au moins 5 bonnes minutes.

5 bonnes minutes où la prof s’interrompt et, gentiment, tente de comprendre.

5 minutes de perturbation pour un imbécile qui ne mérite pas 2 secondes d’attention.

Et qui revient d’ailleurs sous divers noms tout au long de la leçon. Blanche Neige, Nestor…

Que dire, que faire.

Une dernière anecdote, puisque notre lave-vaisselle est à nouveau en panne et que — selon le tableau des services — nous avons décidé à l’unanimité hier soir que celui qui devait vider le lave-vaisselle essuierait la vaisselle.

Et bien ces moments sont des occasions tranquilles de discussion entre mon épouse — qui lave — l’enfant présent et moi qui essuyons.

Hier, c’était le tour de mon fils de 13 ans qui en a profité pour nous parler de son envie de motos à 14 ans.

—        Si je travaille bien en 4è, ça me ferait une bonne motivation.

Tu m’étonnes !

Nous en avons déjà parlé pas mal de fois. Il est fan de moto. OK.

—        Mais une moto, ça coute cher, il faut y mettre de l’essence, changer les pneus, l’entretenir, payer une assurance. Et puis c’est dangereux. Il faut porter le casque, les protections. Ce n’est pas rien. Ni en budget, ni en entretien, ni en danger.

—        Arrête de faire le rabat-joie, me dit mon épouse. Tu sais qu’il n’attend que ça.

—        Je suis d’accord, mais encore faudrait-il qu’il ait les moyens d’entretenir une moto.

—        Moi je suis d’accord pour travailler, c’est vous qui ne voulez pas.

—        Tu as 13 ans, on est dans un pays où les enfants ont la chance de ne pas travailler.

—        Eh bien moi, j’aimerais travailler !

—        Travaille à l’école, c’est ça ton job !

—        Je travaille si vous me payez une moto.

—        Une moto et tu travailles à partir de ce soir jusqu’à la fin de la troisième ?

—        OK.

On va réfléchir.

L’engagement sur le long terme.

Encore un vaste débat.

Et un autre sujet de conversation !

Matthieu Deshayes

Passionné de cinéma et de littérature, j'écris des histoires depuis toujours. Après 30 années de médecine, j'ai décidé de valoriser cette activité d'écriture et de la pousser plus loin en écrivant des scénarios et en réalisant des courts métrages. L'écriture est l'occasion de partager les thèmes et les idées qui comptent pour moi : la famille, les amis, les relations humaines, la nature et les thèmes qui les accompagnent : les relations parents/enfant, les relations frères/sœurs, les secrets de famille, les positionnements parfois douloureux, les choix impossibles, la défense de notre environnement. Le cinéma est la possibilité fantastique de traduire mes histoires en images, une aventure humaine exigeante et passionnante à travers le travail d'équipe, la rencontre de nombreux métiers différents et complémentaires tous unis dans le but de faire exister un film.

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